Résister par l’Art

L’Art comme forme de résistance

La résistance dans les camps nazis ne se limite pas à une simple révolte armée. Bien souvent, elle possède une dimension artistique, intellectuelle et culturelle. En effet, l’art a fait partie intégrante de cette résistance. Sous quelles formes cette résistance artistique s’est-elle manifestée ? Dans quel but ?

1-    L’Art pictural comme forme de résistance

Le dessin est l’une des formes de résistance artistique la plus utilisée dans les camps nazis. Cette forme de résistance est utilisée dans le but de témoigner des horreurs subies en camps et de la vie quotidienne dans un camp mais aussi comme, peut-être, une forme d’évasion intellectuelle qui permettait de tenir le coup et de survivre dans cet enfer.

Ces dessins sont, en général, réalisées et conservées dans des circonstances extrêmes car la majorité des déportés n’avait pas accès aux crayons et encore moins au papier.

        Aujourd’hui, le nombre d’œuvres picturales retrouvées dans les restes de camps nazis est assez important. Mais revenons plus en détail sur l’un de ces artistes de l’ombre, de ces héros   clandestins :

Boris Taslitzky                                                             

                  Né en 1911, Boris Taslitzky est un enfant de réfugié russe en France. Il est élève aux Beaux Arts où il étudie Rembrandt, Rubens et Géricault.

Prisonnier de guerre évadé en 1940, arrêté en 1941 pour raisons politiques, il connaît de multiples prisons, dans lesquelles ses codétenus font appel à ses talents de peintre, avant d’être finalement déporté à Buchenwald.

Arrivé le 6 août 1944, il est placé au bloc 34. Il subtilise du papier à l’administration du camp

et des bouts de crayon venant du chantier. Il parvient même à obtenir deux feuilles de papier de qualité supérieure, de l’encre de Chine et une plume. Il récupère une boîte d’aquarelle qui était dans son paquetage.

Au moment de l’insurrection du camp, il emporte le rouleau de carton qui contenait ses dessins et les confie à Christian Pineau, rapatrié avant lui. Ce dernier les montre à Aragon qui les publie en 1946 sous forme de recueil Cent onze dessins faits à Buchenwald.

Beaucoup d’ouvrages d’anciens déportés relatent également cette forme de résistance comme les deux témoignages suivants :

Témoignage de Pierre Maho, déporté à Dora avec Léon Delarbre                                         

« Delarbre comprit tout de suite que son talent d’artiste lui imposait un nouveau devoir. Il comprit qu’il devait tenter de rapporter un témoignage précis et objectif de cette vie monstrueuse et incroyable, pour que ses croquis, pris sur le vif, pussent fixer l’empreinte irréfutable d’une barbarie à ce jour sans exemple. […] Delarbre s’ingénia. Il proposa de faire, de nuit, pendant l’unique pause, des portraits de secrétaires du camp qui lui procurèrent le papier, le crayon nécessaires : il put en distraire une partie pour son oeuvre secrète […]

Pour dessiner, il fallait se cacher, travailler d’où l’on était, à contre-jour, couché, debout, dans le creux de la main, abrité derrière les épaules d’un camarade, protégé contre les alertes possibles par un autre. Soyez donc surpris si quelques-uns de ces croquis sont tachés de soupe, souillés de boue, fripés.

A chaque instant, une fouille inopinée des Lagerschutz, nous privait de nos objets personnels ; porter des dessins sur soi était très risqué ; les laisser au block à la merci d’une perquisition des Stubendienst ou du chef de block était impossible. Les emmener au lieu de travail, à l’usine où des balayeurs faméliques auraient pu les trouver et les livrer contre une soupe à l’horrible Kapo Georg, était bien hasardeux.

Delarbre, par des prodiges d’astuces et d’ingéniosité, a réussi à échapper à tous ces périls et à nous

rapporter ces documents incomparables de vie et de vérité. Et pourtant, un soir, il crut bien tout perdre : le soir où il ne retrouva pas à sa place habituelle de travail, au hall 30 à Dora, l’établi sous les planches duquel il avait caché sa collection, et qu’un Meister de l’équipe de jour avait déménagé. Il lui fallut courir partout, sans laissez-passer, sans motif avouable, pour rechercher le trop précieux meuble et son trésor clandestin. Il le découvrit dans le couloir le plus fréquenté de l’usine : son ami B. fit le guet pendant que, muni d’une pince, Delarbre desserrait les planches et retirait sa liasse de croquis. »

Tiré de Billot Renée, Léon Delarbre, le peintre déporté; croquis d’Auschwitz,

Buchenwald et Dora, les Editions de l’Est, 1989.

 Témoignage de Jeannette L’Herminier déportée à Ravensbrück qui réussit à réaliser et à conserver 76 dessins en déportation

« J’ai trouvé par terre un petit crayon que j’ai mis dans l’ourlet de ma robe par indiscipline, par cause de mon tempérament de Française. Et, au même moment, on nous a distribué, à la volée, les feuilles de journaux de l’époque, qui nous servaient à des fins hygiéniques. Sur ma feuille de journal, il y avait un blanc censuré. Cela m’a donné l’idée de sortir mon petit crayon et de dessiner la personne, une de celles parmi tant d’autres qui était debout par obligation : la silhouette de ma belle-mère, vue de dos ; […] Alors mes camarades se sont liguées entre elle et de bouche à oreille, on a su que j’avais un crayon et que je pouvais peut-être dessiner. Elles ont pensé également que cela pouvait être des témoignages intéressants et tout le monde m’a donné les articles censurés ; si bien que j’ai pu rapporter une soixantaine de dessins. […] Quant aux crayons, mes camarades et moi-même en

avons volés un peu partout dans tous les bureaux où nous passions. J’ai eu des crayons violets, des noirs, de toutes sortes.

 […] J’ai dessiné parce que l’occasion s’est présentée. Premièrement parce que c’était une chose défendue et que cela m’occupait dans ce moments effroyables de la quarantaine où l’on n’avait rien à faire et où l’on était entassées les unes sur les autres. C’était un besoin qui, ensuite, s’est développé. Et puis, c’était un moyen de maintenir le moral de mes camarades en essayant de leur montrer qu’elles tenaient vraiment. »

« Je les distribuais à mes camarades par 5 ou 6 et elles prenaient tous les risques.[…] Ce que j’ai admiré, c’est qu’elles me les ont toutes rapportés [ à leur retour en France]. Elles m’ont dit : « Nous voulons toutes rester unie chez toi de façon à ce qu’un jour, s’il y a un musée de la Déportation, nous puissions encore, toutes ensemble témoigner ».

Extraits tirés de l’article de Diane Afoumado, « La « preuve pour après » ou la résistance

spirituelle de deux déportées à Ravensbrück » publié dans le Bulletin du Centre d’histoire de la

France contemporaine, Université de Paris X – Nanterre n°13, 1992

2.     L’écriture comme forme de résistance

L’écriture est également un art omniprésent dans les camps. Les écrits retrouvés sont pour la plupart des petites notes écrites sur des bouts de papier subtilisés aux nazis ou des journaux intimes. Ces écrits témoignent, plus que d’une volonté de communication, d’une véritable volonté de témoignages. Une fois de plus, ici, les conditions de réalisation et de conservation de ces œuvres sont difficiles et relève parfois du miracle.  Par ailleurs, encore aujourd’hui, ils sont d’une aide précieuse aux historiens dans leur travail de reconstitution chronologique et historique.

Revenons maintenant sur l’auteur de l’un de ces écrits :

      Etty Hillesum                                                                            

             Esther « Etty » Hillesum, née le 15 janvier 1914 à Middelbourg, en Zélande, aux Pays-Bas et décédée le 30 novembre 1943 au camp de concentration d’Auschwitz en Pologne, est une jeune femme juive connue pour avoir, pendant la Seconde Guerre mondiale, tenu son journal intime (1941-1942) et écrit des lettres (1942-1943) depuis le camp de transit de Westerbork.

            Certains de ses textes, écrits à l’origine en néerlandais, sont aujourd’hui publiés en version française sous le titre : « Une Vie Bouleversée ». Ces écrits ne décrivent pas que la vie quotidienne au camp, ils apportent aussi une réflexion intellectuelle, presque philosophique, sur la nature humaine.

Extraits d’ « une vie bouleversée » :

1er extrait :

Dimanche 9 mars 1941

Eh bien, allons-y ! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon coeur à un candide morceau de papier quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sentiments très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C’est essentiellement, je crois, le fait d’un sentiment de pudeur. Grande inhibition ; je n’ose pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant. De même, dans les rapports sexuels, l’ultime cri de délivrance reste toujours peureusement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j’ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes ; l’amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n’est qu’un jeu éludant l’essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. Et tout est à l’avenant. J’ai reçu assez de dons intellectuels pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse.

Essayons de retenir un peu le temps fort de cette matinée, bien qu’il m’ait déjà presque échappé. Un instant, par un raisonnement serré, je l’avais emporté sur S. Ses yeux limpides et purs, sa bouche charnue et sensuelle ; sa silhouette massive de taureau et ses mouvements d’une légèreté aérienne, libérés ; l’esprit et la matière sont encore en pleine lutte chez cet homme de cinquante-quatre ans. On dirait que je suis accablée sous le poids de cette lutte. Je suis ensevelie sous cette personnalité et ne puis plus me dégager ; mes problèmes personnels, que je sens être à peu près du même ordre, se débattent au petit bonheur. Bien sûr, il s’agit de tout autre chose, je ne puis le formuler exactement, ma sincérité n’est peut-être pas encore assez impitoyable, et ce n’est pas non plus une mince affaire que de pénétrer au fond des choses par le seul biais du langage. (…)

2ème extrait :

« Je commence à me rendre compte que lorsqu’on a de l’aversion pour son prochain, on doit en chercher la racine dans le dégoût de soi-même. « Aime ton prochain comme toi-même. » Je sais aussi que c’est toujours moi et jamais lui, qui porte la responsabilité de tels sentiments. Nous avons tous deux des rythmes de vie tout à fait différents ; il faut laisser à chacun la liberté de vivre selon sa nature. A vouloir modeler l’autre sur l’image qu’on se fait de lui, on finit par se heurter à un mur et l’on est toujours trompé, non par l’autre, mais par ses propres exigences. Et ces exigences sont à vrai dire bien peu démocratiques, mais c’est humain. »

3ème extrait :

« Il dit que l’amour de tous les hommes vaut mieux que l’amour d’un seul homme. Car l’amour d’un seul homme n’est jamais que l’amour de soi-même. »

3.     La musique comme forme de résistance

Contrairement aux autres formes de résistance artistique, la musique a été relativement peu utilisée. Sans doute à cause des nombreuses difficultés rencontrées pour faire entrer un instrument de musique dans un camp. Mais malgré ces difficultés, la résistance musicale n’est pas un phénomène inexistant. En effet, à défaut de jouer de la musique, certains déportés ont été en mesure d’en écrire et d’en composer.

En voici un exemple

Germaine Tillion est née le 30 mai 1907 à Allègre en Haute-Loire. Elle est ethnologue de formation et entre 1934 et 1940, dans le cadre de sa thèse, elle réalise quatre séjours en Algérie pour étudier l’ethnie berbère des Chaouis présente dans l’Aurès. De retour en France au moment de l’armistice de 1940, son premier acte de résistance est de donner les papiers de sa famille à une famille juive qui sera ainsi protégée jusqu’à la fin de la guerre

Dénoncée par l’abbé Robert Alesch, Germaine Tillion est arrêtée le 13 août 1942, et déportée le 21 octobre 1943 à Ravensbrück. Elle y perd sa mère, grande résistante, déportée en 1944 et gazée en mars 1945. Pendant son internement au camp, elle écrit sur un cahier soigneusement caché, une opérette Le Verfügbar aux Enfers. Elle décède le 19 avril 2008 à Saint-Mandé dans le Val-de-Marne.

Le Verfügbar aux Enfers

            Lorsqu’elle est enfermée à Ravensbrück, Germaine Tillion refuse de se prêter aux tâches et corvées qu’on lui octroie. Ainsi, la journée, elle profite de la complicité de ses co-détenues qui la cachent pour écrire cette opérette: « le Verfügbar aux Enfers ».

« Verfügbar » en allemand signifie « disponible » et se rapporte à ces femmes qui se devaient d’effectuer toutes les basses besognes au sein du camp. Le titre fait également référence à « Orphée aux enfers », un opéra-bouffe, c’est-à-dire un opéra traitant d’un sujet comique, créé en 1858, sur une musique d’Offenbach.
Si ce titre fait référence à une œuvre comique, c’est que l’opérette de Germaine Tillion, bien que traitant d’un sujet dramatique, l’est également. En effet, elle décida de se servir du rire comme moyen d’évasion de la condition de déportée. Ainsi, chaque soir, elle lisait ce qu’elle avait écrit à ses compagnes d’infortune, que cela faisait rire, et cela lui fournissait à nouveau de la matière pour écrire le lendemain.

Cette opérette est donc l’histoire de femmes dans un camp de concentration qui décident de se moquer de leur condition et de leur tortionnaire. Germaine Tillion a pour cela écrit des chansons à ses personnages, sur des airs gais et entraînants de son époque. Le but est de faire prendre conscience de leur situation à ses compagnes tout en leur permettant de la voir à distance et de pouvoir affronter leur enfermement avec détachement et humour. « Grâce au rire, ils ne pourront pas nous déshumaniser complètement », dit-elle.
Œuvre unique, « le Verfügbar aux Enfers » ne sera pourtant publié pour la première fois qu’en 2005 et mis en scène, également de façon inédite, au théâtre du Chatelet qu’en 2007.

Conclusion :

L’art a donc été une forme de résistance omniprésente dans les camps. Il permettait à ses utilisateurs de résister de façon pacifiste et de tenir le coup grâce à une forme d’évasion intellectuelle, culturelle et artistique. On peut aussi noter la volonté de témoignage des artistes ayant utilisé ce type de résistance.

Auteur : Baptiste CIROU, 3eD